Managers évalués par leurs N-1 : « Ça a été un choc »

Et si vous aviez le pouvoir d’évaluer votre boss, notes et commentaires à l’appui ? La tendance, née aux US, arrive doucement en France… Un feedback souvent anonyme, qui ne plaît pas à tout le monde.

« Je me suis rendue compte que la perception que j’avais de moi en tant que manager, n’était pas du tout alignée avec celle qu’avaient certaines personnes de mon équipe. Ça a été un choc ». Maurine, 43 ans, manager dans le secteur bancaire, a accepté il y a quelques mois la drôle de proposition de son entreprise : laisser ses N-1 évaluer son savoir-faire et son savoir-être de façon anonyme via un sondage envoyé par mail. La pratique est peu courante, mais semble convaincre de plus en plus de managers et de cadres dirigeants désireux d’améliorer leur pratique managériale. Le principe de cette « évaluation inversée » est de pointer leurs forces et leurs axes de progrès en donnant la parole aux personnes qui sont finalement les mieux placées pour les évaluer : leurs N-1, voire même leurs N-2. « La plupart des relations en entreprise sont basées sur le lien de subordination unilatéral hiérarchique », observe Francis Boyer, ancien RH désormais conférencier, coach en “innovation managériale” et auteur de Innovation managériale en action (Ed. Eyrolles, 2020). « Mais les managers ne doivent pas être les seuls à évaluer leurs collaborateurs et collaboratrices. Il est important de sortir de ce rapport parent-enfant : le ou la manager doit aussi accepter d’avoir un feedback… Oui, je préfère remplacer le mot “évaluation” qui suggère un jugement, par le fait d’avoir un retour d’information sur sa pratique managériale. »

On connaissait déjà l’évaluation à 360° – qui permet à un ou une manager d’être évalué.e par ses supérieurs, ses pairs et ses N-1. Ce feedback moins “formel” venu d’en bas est «une preuve que l’entreprise prône la co-responsabilité», estime Francis Boyer. « Ces entreprises affichent des valeurs telles que la confiance, l’authenticité, le partage ou encore le fait d’être ensemble, plutôt que de faire ensemble, développe le spécialiste. Elles partent du présupposé que les managers sont aussi au service de leurs collaborateurs et collaboratrices. Ce sont des relations gagnant-gagnant. » Sont alors scrutées les capacités du ou de la manager à prendre des décisions judicieuses, à valoriser et encourager la diversité de points de vue, à partager son savoir, à admettre ses erreurs, à aider les membres de son équipe à se fixer des objectifs, à aller rapidement au cœur des problèmes ou encore, à trouver des moyens d’attirer et de retenir les talents de son équipe. « Un bon manager, c’est celui qui fait grandir ses collaborateurs de façon à ce qu’ils deviennent meilleurs que lui », estime le coach.

Évaluation vs. égo, ça passe ou ça casse

Seul le manager reçoit ensuite les résultats de son évaluation, qu’il décrypte accompagné d’une personne compétente. L’idée est de dompter son égo, se détacher des commentaires négatifs et accueillir les résultats avec humilité afin d’en tirer profit et de définir un plan de progression… Mais ce n’est pas toujours chose aisée. « Les réactions dépendent de l’image que l’on a de soi, c’est très égotique, analyse Francis Boyer. Les principales émotions que j’observe à ce moment sont la colère, la honte et l’agacement parce que ça titillel’égo. La plupart des gens confondent identité et compétences, ils le prennent personnellement. »

Pour Maurine, les résultats ont eu l’effet d’une bombe : « Deux personnes sur huit estimaient que je ne prenais pas assez leur avis en compte, que je n’écoutais pas assez leurs idées ou leurs retours et me décrivaient comme quelqu’un de têtu. Alors que je n’avais pas l’impression de l’être. » A cela s’est ajoutée la frustration liée au fait que les sondés pouvaient répondre ce qu’ils voulaient sous couvert d’anonymat, sans qu’aucune discussion ne soit envisagée par la suite : « Même si leurs commentaires étaient anonymes, il m’était facile de deviner qui les avaient écrit et c’était déroutant de continuer comme si de rien n’était, sans en discuter avec eux. Lire des choses comme “Ne prend pas les avis et retours de ses collaborateurs en compte, s’obstine à n’écouter qu’elle” ou “J’ai compris qu’il était inutile de discuter, elle estime avoir toujours raison”, sans pouvoir y répondre, c’est assez dur. »

L’aspect contre-productif du feedback anonyme

Dans certains cas, savoir et se taire peut même engendrer un profond mal-être. « Il y avait un sentiment de frustration de ne pas pouvoir échanger de façon constructive avec eux et d’injustice de ne pas pouvoir me justifier, voire me défendre, observe Maurine. Car j’ai eu l’impression que certains collègues m’accablaient pour des choses parfois irrationnelles. » Il y a en effet un risque que certains subordonnés manquent d’objectivité et de rationalité, surtout quand les objectifs de l’évaluation ne leur ont pas été clairement expliqués. Car ces feedbacks n’ont pas vocation à faire remonter des problématiques aux RH ou à la direction, qui ne recevront jamais les résultats, mais bien de permettre à leur manager de s’améliorer professionnellement et personnellement. « Il peut y avoir aussi du ressentiment lié à des incompatibilités de personnalités, fait remarquer Agnès Bonnet-Suard, psychologue du travail. Parfois il y a peu de faits et beaucoup de préjugés. Il arrive que les équipes attendent du manager beaucoup plus de choses que ce qu’il est censé faire, ou qu’il mette sa personnalité de côté… Il y a certaines attentes irréalistes. » En somme, si l’objectif est de booster le plein potentiel des managers, la réalité et la complexité des liens humains au travail peuvent engendrer l’effet inverse.

Ce besoin, même inconscient, d’être validé et apprécié par ses pairs est si fort qu’il peut intervenir au détriment de l’expression sincère de certaines opinions ou comportements.

« Il y a un risque d’atteinte importante sur la qualité de vie au travail car plusieurs choses se jouent lors de ce type d’évaluation, analyse la psychologue. Il y a un renversement des rôles : on met les subordonnés au même niveau que le ou la manager pour évaluer le management. Cela peut générer un sentiment de disqualification chez les managers et impacter leur identité professionnelle. » Car les managers soucieux d’avoir une bonne image auprès de leurs collègues peuvent perdre en autorité, en honnêteté et en fermeté dans le seul but de recevoir des avis positifs. Notamment parce que les individus ont naturellement tendance à vouloir être perçus sous un jour favorable (Ron D. Hays, 1989), ce que l’on appelle le biais de désirabilité sociale. Ce besoin, même inconscient, d’être validé et apprécié par ses pairs est si fort qu’il peut intervenir au détriment de l’expression sincère de certaines opinions ou comportements. De fait, « le ou la manager peut se conformer dans ce mode de fonctionnement, perdre en hauteur de vue sur l’organisation du travail et passer à côté de ses objectifs. Il faut être solide narcissiquement pour supporter ce type d’évaluation. » Francis Boyer concède que l’entreprise doit prendre des précautions d’usage pour protéger ses salariés : « Si vous êtes dans une entreprise qui ne considère pas le feedback important, cela peut être mal pris et dégrader les relations. Elle doit valoriser la confiance et le fait de se dire les choses sincèrement. C’est l’entreprise qui donne le ton. »

La sensible question de l’anonymat pour les N-1

L’anonymisation des répondants pose également question : déjà parce que les managers évaluent leurs subordonnés sans y avoir recours et que cela invite plus facilement au dialogue. Ensuite, parce qu’en empêchant les échanges constructifs, elle peut entraîner des non-dits, de la rancune, voire des tensions. « Une discussion transversale sur le travail de management peut permettre de développer des regards croisés sur les compétences managériales, suggère Agnès Bonnet-Suard. Les perceptions des collaborateurs et des managers sont différentes mais une vision commune peut se construire. » Seulement voilà, les N-1 oseraient-ils évaluer sincèrement leur supérieur de façon nominative ? Oseraient-ils exprimer leur point de vue au risque de subir les représailles de leur supérieur hiérarchique ?

Un management dysfonctionnant est si impactant qu’il représente la première cause du manque de productivité des entreprises.

Car comme évoqué plus haut, s’il peut y avoir des conséquences psychologiques chez les managers, les risques sont tout aussi notables pour leurs N-1. Hélène, 30 ans, a récemment été invitée à évaluer sa manager en répondant à des questions telles que « Comment qualifieriez-vous votre relation avec votre manager ? », « Quels sont les skills que votre manager vous a enseigné et que vous utilisez encore ? », « Comment qualifieriez-vous le leadership de votre manager ? » ou encore, « Quelles sont ses qualités managériales ? ». Difficile de répondre honnêtement et sereinement de façon nominative, estime-t-elle. « C’est vrai qu’avec l’anonymat, les réponses peuvent être un peu biaisées, car il est possible d’être dur ou de dire des choses fausses. Mais si ça n’était pas anonyme, est-ce que tu aurais envie de dire la vérité à ton manager ? En cas de critiques, quelles seraient les répercussions ensuite ? » Selon l’étude ADP (The worforce view in Europe 2019) menée dans 8 pays européens dont la France et publiée en 2020, un salarié européen sur 5 subirait en effet du management toxique : 23% des répondants se disent sous la supervision d’un ou d’une manager nuisible. Un management dysfonctionnant est si impactant qu’il représente la première cause du manque de productivité des entreprises.

Heureusement, si elle comporte des risques pour le bien-être psychologique et les relations des salariés, lorsqu’elle est bien réalisée, l’évaluation des managers par leurs subordonnés peut également permettre une marge de progression non négligeable : « Je pense réussir à mieux prendre en compte les avis et propositions de mon équipe, analyse Maurine qui y voit des bénéfices en termes de productivité et d’organisation. En tout cas, j’y suis plus attentive c’est sûr. L’évaluation n’était pas évidente à vivre dans mon cas, mais c’est vrai qu’un an après j’en vois les retombées positives sur mon travail et mes relations pro. »

Article édité par Clémence Lesacq – Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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